Nous, artisans, sommes les gardiens du monde à réparer.

Dans une époque où l’innovation se mesure à la vitesse des mises à jour, il semble presque subversif de réparer. Tout nous pousse vers le neuf : la nouveauté comme valeur suprême, l’obsolescence comme modèle économique, le jetable comme réflexe collectif.
Pourtant, à mesure que les ressources s’amenuisent et que les objets s’entassent dans les décharges, une autre figure se redresse doucement — celle de l’artisan réparateur. Discret, patient, attentif, il œuvre à rebours de la logique du monde.
Et si c’était lui, finalement, le véritable créateur de notre temps ?

De Mad Max à WALL·E, de Station Eleven à The Electric State de Simon Stålenhag, les mondes imaginaires du XXIᵉ siècle racontent tous la même histoire : celle d’une humanité vivant parmi ses ruines, survivant grâce à ce qu’elle sait récupérer, bricoler, réparer. Le héros moderne n’est plus l’ingénieur ni l’inventeur, mais celui qui sait prolonger la vie des choses. Le geste de la réparation devient un acte de résistance, une manière de rétablir un lien abîmé entre l’homme et la matière. Ces récits post-apocalyptiques ne décrivent pas seulement la fin du monde : ils esquissent un nouvel imaginaire du réemploi. Dans A Canticle for Leibowitz, les moines recopient les plans techniques d’une civilisation disparue. Dans The Road, le peu qui reste n’a de valeur que parce qu’il peut encore servir.
Même le petit robot WALL·E, trieur de déchets, devient poète à force de redonner forme à ce que l’humanité a jeté.
La réparation y devient une forme d’espérance.

Silo : saison 1 épisode 4, Vérité - TéléObs

Silo- David Semelles 2023 - Les réparateurs maitre de la survie

Et pourtant , dans notre langage, les artisans de la réparation sont presque toujours précédés d’un adjectif : le petit cordonnier, le vieux rémouleur, le modeste horloger. Cette « petitesse » n’est pas seulement physique ou économique : elle traduit une hiérarchie symbolique.
Nous valorisons la création neuve, spectaculaire, et reléguons la réparation à la marge.

Mais comme le rappelle la stylistique française, la position de l’adjectif n’est jamais neutre : un petit cordonnier évoque bien plus qu’un artisan de petite taille — c’est une figure sociale, celle du savoir discret, du geste utile, de la fidélité aux objets et aux usages.
Autrement dit, l’adjectif de modestie cache une grandeur. La petitesse du métier devient la métaphore d’une éthique du soin.

 

L’histoire de l’art a souvent devancé la société dans cette prise de conscience. Face à la frénésie du progrès, certains mouvements ont cherché la lenteur, la réutilisation, la continuité:
• Le Bauhaus prônait déjà, dans les années 1920, une alliance entre art, technique et fonctionnalité : faire beau avec peu, faire durable avec sens.
• L’Arte Povera des années 1970 (Pistoletto, Kounellis, Merz) redonnait noblesse aux matériaux pauvres, trouvés, usés.
• Le Land Art (Smithson, Long) interrogeait la trace, l’éphémère, le lien entre geste humain et nature.
• Aujourd’hui, le Solarpunk imagine des cités réparables, vivantes, construites sur la réutilisation et la coopération.

Ces artistes ne produisaient pas des objets neufs, mais des formes d’attention. Ils annonçaient déjà un basculement : l’avenir n’est pas dans la création d’objets nouveaux, mais dans la capacité à maintenir le monde en état de fonctionner. Nous artisans réparateurs, essentiels dans le passé, nous avons perdu un temps notre espace économique vital. Mais  aujourd'hui nous devenons  les héritiers de ces mouvements artistiques. Pour nous réparer, c’est aussi créer. Créer un avenir.
C’est comprendre que la valeur d’un objet ne réside pas dans sa nouveauté, mais dans la mémoire qu’il porte. La mémoire des usagers passés, la mémoire des savoirs-faire parfois perdus. Dans la philosophie japonaise du kintsugi, on répare les céramiques brisées avec de la poudre d’or. La fissure, au lieu d’être cachée, devient source de beauté. Cette esthétique du « soin visible » incarne une sagesse universelle : réparer, c’est révéler la valeur du temps. Le réparateur, comme l’artiste, raconte des histoires à travers les cicatrices de la matière. Et c'est ce qui nous fascine dans l'art de réparer.

Réhabiliter les métiers de la réparation,  leur donner une vraie place, un potentiel de survie économique, c’est repenser notre rapport à la valeur, au temps et à la transmission.
Ce n’est pas seulement une question écologique : c’est une question culturelle, presque spirituelle. Une société réparatrice est une société qui ne considère plus la fragilité comme une faute. Elle préfère soigner plutôt que remplacer, prolonger plutôt que produire.
Dans cette perspective, l’artisan réparateur devient une figure essentielle :  il incarne la sobriété sans renoncement, la continuité sans conservatisme, la créativité sans destruction. N'est ce pas la nécessité aujourd'hui?

Le langage trahit souvent notre système de valeurs : le petit cordonnier, la petite boutique du retoucheur , la petite couturière...
Mais si ces mots, jadis condescendants, redevenaient des titres de noblesse ? Car il faut une grandeur morale pour réparer dans un monde qui préfère jeter. Il faut une fidélité au réel, une patience du temps long.

Peut-être sommes-nous à l’aube d’une nouvelle ère : non plus celle des créateurs de nouveauté, mais celle des créateurs de durée.
Et si l’avenir appartenait à nos mains anonymes  et anonymisées qui, chaque jour, empêchent le monde de se défaire ? En tout cas nous , chez Po! , c'est notre fierté. Ce travail nous n'en faisons pas un catalogue mais nous nous gavons des sourires de ceux qui poussent la porte de l'atelier et repartent avec un bout d'avenir.

📚 Références
• Littérature : Walter M. Miller Jr., A Canticle for Leibowitz ; Emily St. John Mandel, Station Eleven ; Cormac McCarthy, The Road ; Octavia E. Butler, Parable of the Sower.
• Arts visuels : Simon Stålenhag (The Electric State) ; Arte Povera (Michelangelo Pistoletto, Jannis Kounellis, Mario Merz) ; Land Art (Robert Smithson, Richard Long).